À
travers mon parcours artistique, j'ai réalisé plusieurs livres d'artiste.
M'inscrivant dans une tradition québécoise qui combine les approches européennes
et américaines, j'ai exploré plusieurs formes livresques : livres altérés, graphzines[i], éditions documentatives[ii]. En
concordance avec mes projets installatifs, j'ai créé des espaces graphiques
évoluant dans les pages de mes livres. En 2008, j'ai délaissé cette pratique
pour me consacrer à la réalisation d'installations in situ. Durant cette même période, j'ai débuté la publication du blogue de recherche Le cahier virtuel[iii]
où je publie des réflexions, des documents et des expérimentations relatives à cette
pratique. Tout comme le livre d'artiste, ce nouvel espace de réflexion a
modifié mon rapport à la création. Cette réflexion est issue de ce cheminement.
L’analyse de l’art repose historiquement sur la différenciation entre
l’œuvre et son document. L’œuvre d’art est habituellement l’objet d’investigation et le document un instrument d’investigation ou un
matériau secondaire[iv].
Dans les années soixante, les pratiques conceptuelles, in situ et processuelles ont provoqué un changement dans la manière
d’envisager l'espace de l'œuvre. Les manifestations éphémères de ces pratiques
ébranlent l’opposition traditionnelle entre l’œuvre et le document. Pour
certains artistes, l’accumulation de documents sous forme d’inventaire vient
jouer un rôle significatif dans l’élaboration de leur travail. Pour d’autres,
la documentation devient une stratégie de création, de diffusion ou de
médiation[v].
Bien qu’existant depuis le milieu des
années trente, la publication
d’artiste[vi] se développe dans ce contexte particulier. Le livre sera utilisé comme un
espace contextuel fondant une nouvelle définition de l’œuvre d’art[vii].
Selon Anne Moeglin-Delcroix, le livre devient « un moyen de dématérialiser
l’art tout en gardant un espace d’art[viii]
». Il est utilisé comme un véhicule de réflexion reproductible et mobile. Dans
cette optique, la publication d’artiste concrétise la volonté de certains
artistes de démocratiser le système marchand de l'œuvre d'art. La circulation des publications remplacera parfois celles des œuvres. Les
artistes rejettent ainsi
« la distinction entre ceux qui font et ceux qui savent, entre la
production de l’œuvre et son commentaire[ix] »
afin de prendre en charge l’œuvre, de sa création à sa diffusion.
Bien que la publication d'artiste
imprimée soit toujours d'actualité, tant par ses explorations conceptuelles que
matérielles, le développement de plateformes numériques offrent de nouvelles avenues.
Sites internet, applications électroniques, livres numériques, blogues, réseaux
sociaux proposent des lieux alternatifs de diffusion permettant l’apparition de
nouvelles formes artistiques. Mais
comment entrevoir ces interfaces de création? Pouvons-nous établir des
parallèles entre les supports imprimés et numériques?
Pour
réfléchir à ces questions, il est pertinent d’examiner le rôle de la
publication d’artiste sur support imprimé. Selon Sylvie Alix, elle aurait pour
première fonction de « faire revivre l’esprit de la démarche de l’artiste
au terme d’une période de production[x] ». L’aboutissement
de la recherche et la réalisation d'une œuvre seraient, dans beaucoup de cas,
les éléments déclencheurs des projets artistiques sous forme de livre. La
publication étant rarement la pratique unique de l’artiste, elle sera
habituellement abordée en complémentarité à une autre pratique, notamment par
des démarches littéraires, photographiques, vidéographiques, performatives et installatives.
Bien que certains artistes utilisent le livre de manière plus soutenue, il apparaît
généralement dans leur parcours comme une matérialisation ponctuelle. Dans ce contexte, les publications d’artiste se
présentent comme des outils privilégiés pour le développement de pratiques éphémères
où la documentation devient essentielle à la diffusion. Se
situant parfois au-delà de l’expérience perceptuelle directe du récepteur[xi], l’œuvre
dépendra d’un système de documentation pour parvenir à une actualisation, à une
médiation. Le livre deviendra le témoin d’un parcours temporel qui déborde le
cadre de l’exposition et de l’événement[xii]. L'œuvre
pourra ainsi intégrer des
réseaux indépendants des institutions artistiques traditionnelles.
En
continuité avec ce rôle, la publication d'artiste sur support numérique se
présente comme un véhicule de diffusion alternative pour l'œuvre d'art. En
suscitant « une nouvelle créativité de type technologique[xiii] »,
elle produit ses propres réseaux et intègre les flux de productions éphémères
présents dans internet. Malgré cette similarité, la publication numérique ne
semble cependant plus conforme à la nature du livre sous la forme du codex
relié ainsi qu'à la nature linéaire des informations qu’elle dispense[xiv].
L’hypertexte présent dans les médias électroniques permet d’opérer une
transformation du concept de page et de temporalité[xv].
Selon Suzanne Leblanc, ce que change l’hypertexte n’est
pas tant la page mais le livre[xvi]. Avec
le numérique, le concept de page ne se réduit plus aux propriétés attribuées au
livre imprimé. La page constitue une manière de voir le monde, un emplacement
où l’information accède à l’ordre du visuel[xvii]. Il est possible d’entrevoir la page-écran
comme « un vestige de la culture de l’imprimé voué à une disparition
certaine[xviii] ».
Elle peut cependant être envisagée comme la remédiation d’un dispositif d’inscription de
l’information[xix]. Cette
remédiation[xx] repose sur la capacité
de l’information à se transformer selon les contextes, elle peut être modifiée,
reproduite. Les plateformes numériques remettent en question, au même titre que
l'imprimé, le lien indivisible entre l’information et le support de l'œuvre.
Dans
cette optique, l’œuvre-information, telle que conceptualisée dans les années
soixante, se développe sous de nouvelles formes. Les médias numériques
permettent ainsi d’envisager d’autres contextes et temporalités pour l’œuvre
d’art. En s'éloignant de la nature du livre, les plateformes
numériques modifient la linéarité des contenus. Ceux-ci deviennent fragmentés
et reproductibles. À titre d'exemple, la publication sur un blogue est en
continu. À l'image de la recherche archéologique, les informations sont publiées
et consultées de manière chronologique, mais à rebours. Le blogue permet
également de les répertorier de manière contextuelle, par catégories de
libellés, ou de manière fragmentée via divers contextes et interfaces,
notamment par des applications de lecture et des pages sur les réseaux sociaux.
De plus, contrairement aux supports imprimés, les supports numériques peuvent être
modifiés ou effacés à tout moment. Ces nouvelles possibilités de création
offrent l'exploration de formes novatrices, mais elles complexifient également
les logiques de conservation et d’archivage.
La remédiation des certaines fonctionnalités des supports imprimés
à travers les supports numériques souligne le dialogue historique entre les
médias. Cette logique formelle permet de comprendre la remodulation des
concepts de page et de linéarité propre au livre imprimé afin d'établir
certaines caractéristiques des publications d'artiste sur supports numériques. En
développant simultanément la réflexion, la création
et la médiation, ces plateformes remodèlent et réactualisent notre rapport aux médias antérieurs
en multipliant les possibilités de création.
[i] Le terme graphzine est
utilisé par Sylvie Alix pour décrire les livres d'artistes qui emprunte à
l’esthétique de la culture graphique. Il est habituellement imprimé en
sérigraphie et réalisé par des sérigraphes, des graphistes, des bédéistes, des
affichistes, des illustrateurs et des infographistes. Alix, Sylvie, 2007. Graphzines et autres publications d’artiste.
Montréal : Bibliothèque et Archives nationales du Québec.
[ii] La terminologie édition documentative est développé dans
les travaux de Jérôme Dupeyrat pour décrire les livres en tant que pratique
artistique et espace de documentation. Dupeyrat, Jérôme, 2008. Au-delà de
l’oeuvre : les livres et les éditions d’artistes comme espaces de
documentation artistique. So Multiple,
no.01, http://www.so-multiples.com/revue/numero01.php
[iii]
http://blogaadb.blogspot.com
[iv] Panofsky, Erwin, 1969.
L’oeuvre d’art et ses significations:
essais sur « les arts visuels ». Paris : Gallimard, p. 37.
[v] Pour plus d'information sur
les enjeux de la documentation, lire Bénichou, Anne (éd.), 2010. Ouvrir le document : enjeux et pratiques de
la documentation dans les arts visuels contemporains. Dijon : Les presses
du réel.
[vi] Selon Anne
Moeglin-Delcroix, la dénomination livre
d’artiste est ambigüe parce qu’elle fait habituellement référence à trois
pratiques bien distinctes : le livre illustré, le livre d’artiste et le
livre objet. Moeglin-Delcroix, Anne, 2006. Sur
le livre d’artiste, articles et écrits de circonstance (1981-2005).
Marseille : Le mot et le reste, p. 35. J'utilise donc le terme publication d’artiste déveveloppé
par Sylvie Alix pour décrire un certain type de livre d’artiste réalisé de
manière mécanique. Sylvie Alix, 2007. p. 8.
[viii] Moeglin-Delcroix,
Anne, 1995. Esthétique du livre d’artiste
1960-1980. Paris : Bibliothèque Nationale de France. p. 151.
[xi] Jérome Dupeyrat, 2008. n.p
[xiii] Robert, Pierre, 2007. L’art numérique en surstock. Dans N.
Pitre (dir.), L’imprimé numérique en art
contemporain (p.184-189). Trois-Rivières :
Édition d’art le Sabord. p. 184.
[xiv] Ces propriétés sont
relevées par Anne Moeglin-Delcroix pour décrire la nature du livre d’artiste. 2006. p. 35.
[xv] Pour plus
d'informations sur l'hypertexte, lire Vanderdorpe, Christian, 1999. Du papyrus à
l’hypertexte. Essai
sur les mutations du texte et de la lecture. Montréal : Édition Boréale.
[xvi] Leblanc, Suzanne, 2007.
Considérations sur la page dans la culture numérique. Dans N. Pitre (dir.),
L’imprimé numérique en art
contemporain (p.190-197). Trois-Rivières : Édition
d’art le Sabord.
p. 193.
[xvii] Stoicheff, Peter, et
Taylor, Andrew, 2004. The futur of the
page. Toronto : University of Toronto Press. p. 3.
[xx] Pour plus
d'informations sur les enjeux de la remédiation des nouveaux médias, lire
Bolter, Jay
David. Grustin,
Richard. 1999. Remediation, understanding
new media. Cambridge, London : MIT
Press.
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