Dans ce texte, j'approfondirai ma réflexion sur l'articulation de la documentation en lien à l'installation modulaire. Dans un premier temps, je définirai mon approche de l'installation modulaire et j'examinerai comment le processus de documentation s'insère dans ma pratique. Je m'intéresserai plus spécifiquement à la relation entre le document photographique et l'installation. Par la suite, j'étudirai comment la publication d'images documentatives sur mon blogue de recherche Le cahier virtuel participent à la médiation de l'oeuvre. Deux axes de réflexion seront examinés : 1) le blogue de recherche en arts visuels est-il une remédiation du cahier et de la publication d'artiste; 2) quelle est l'articulation du blogue en relation aux autres emplacements de l'installation modulaire? Ce travail permettra ainsi de positionner mes principaux questionnements et cadres théoriques en lien à la problématique du séminaire.
L'installation modulaire comme processus ouvert
Je fais des tests, j’expérimente des possibles. Je reconfigure les potentialités des procédés, des matériaux, des formes et des espaces. Ma pratique vient de petites choses bricolées et accumulées : boules de papier froissé, quatre coins en papier pliés, carrés de carton emballés, etc. À partir de ces éléments que je nomme « module », je produis des structures et des systèmes. Les modules sont simples à réaliser. Ils sont habituellement produits par une suite de gestes variés qui seront ensuite répétés. Les modules n'ont pas de signification particulière. Ils sont des codes ouverts qui deviennent signifiants dans leur organisation, leur contextualisation. À titre d'exemple, un même ensemble de modules peut, selon son agencement, prendre la forme d'un amas compact évoquant une montagne, d'une prolifération plus fragmentée rappelant la croissance d'un virus, d'une accumulation organisée d'éléments s'apparentant à une planification urbaine. Ces agencements sont déterminés à partir de modèles réalisés dans l'atelier, puis improvisés dans la mise en espace de l'exposition. Cette méthode conjuguant planification et improvisation permet d'explorer plusieurs variantes et possibilités à partir d'un même matériau, d'une même forme, d'une même idée. Habituellement, la fonction d'un modèle en sculpture est extrêmement contraignante. Le modèle ne laisse pas de place à la variation mais plutôt à la copie. Cependant, dans le cas de l'oeuvre modulaire où le modèle induit plutôt un principe qu'une représentation précise de la configuration, la variation semble faire partie de la nature intrinsèque de l'oeuvre.
Figure 1. AADB, exemples de modules et d'agencements
Selon Krauss (1997, p.276), l'oeuvre modulaire serait dépourvue « de tout ordre interne stable » et elle peut être « continuellement réarrangée ». Les modules ont la propriété de pouvoir être changés de position et de contexte. Dans cette optique, on peut supposer que l'expérience de l'oeuvre n'existe qu'au présent et peut basculer à tout moment. Cette vision de l'oeuvre modulaire s'est élaborée principalement par le travail de certains artistes minimalistes, post-minimalistes et du Process Art. Robert Morris fut l'un des premiers artistes, en 1967, à réorganiser lui-même ses sculptures de verre afin de recréer tous les jours de nouvelles configurations. D'autres artistes ont également exploré cette avenue. Barry Le Va en est un bon exemple. Le Va ne se souciait jamais à l'avance de l'aspect que ses oeuvres pouvaient prendre. Ses dessins préparatoires prenaient acte du mouvement qu'il souhaitait induire à ses installations sans fixer les différents éléments de manière déterminée. Il réarrangeait les éléments au fur et à mesure de l'exposition afin qu'ils prennent la configuration souhaitée. Pour Le Va, une possibilité d'achèvement des groupements existe, cependant il ne considère pas que tous les éléments doivent être associés ensemble pour réaliser une oeuvre. Sa procédure d'assemblage permet ainsi que les « choses soient déplacées d'un endroit à un autre », que les groupements soient modifiés (Le Va, 2005, p.49).
Figure 2. Barry Le Va, esquisses pour une installation à la Galerie Ricke, Cologne, Allemagne, 1973
Selon Gérard Genette (2010), un artiste qui travaille à partir de la multiplication et de la répétition est davantage porté à la variation. Il produit des oeuvres « à réplique » ou des « oeuvres plurielles ». Le statut d'oeuvre ne serait pas accordé à chacun des états, répliques ou versions. C'est plutôt de l'ensemble de ces objets d'immanence qu'apparaît l'oeuvre. À ce titre, Genette évoque le cas de l'oeuvre conceptuelle qui existe par la totalité des éléments qui la composent et la transforment (Genette, 2010, 324-325). Dans cette optique, l'oeuvre à immanence plurielle se constituerait de tout ce qui la précède et de tout ce qui la suit. Elle résulterait de l'ensemble des processus, des matériaux et des actions qui la constitue. Cette conception de l'oeuvre plurielle me permet d'entrevoir l'installation modulaire à la manière d'un cycle de création, de production et de médiation ouvert, car même si les modules ne changent pas, les multiples fonctionnalités se modifient selon le contexte et l'emplacement.
« Mais les traits qui définissent l'identité d'un objet ne sont pas seulement des « propriétés internes » de composition physique, de forme ou de fonction : ce sont aussi des propriétés, externes si l'on veut, d'emplacement et de relation au site et à l'environnement. » (Genette, 2010, p.360)
L'installation modulaire ne serait donc pas une oeuvre in situ au sens habituel du terme. Il ne s'agit pas d'une « oeuvre située » à proprement parlé (Gauthier, 2010, p.12) car elle n'est pas consacrée spécifiquement à montrer et transformer les aspects d'un site. Elle n'est pas non plus une « oeuvre spacieuse » car elle n'est pas « une simple extension spatiale de l'objet d'art traditionnel » qui « absorbe le réel » (Gauthier, 2010, p.13-14). L'installation modulaire, par sa nature, serait peut-être une combinaison de ses deux approches installative. Elle s'adapte au site tout en étant l'extension de ses propres modules. L'installation modulaire serait donc fondamentalement in situ tout en étant déplaçable.
Dans ma pratique, j'entrevois l'installation modulaire tel un laboratoire spatial qui n'apparait qu'en relation à divers emplacements. À son stade de module, l'oeuvre n'existe pas. C'est au moment de sa mise en espace que les qualités spécifiques des emplacements (atelier, galerie ou autres lieux d'exposition) agissent sur la constitution de l'oeuvre. Dans cette optique, l'installation modulaire, qui est conçue spécifiquement en fonction de sa modularité, peut difficilement être présentée dans la même configuration. L'installation modulaire ne fait pas que modifier l'espace d'exposition, elle fabrique « des moments d'espace » (Cauquelin, 2002, p.75) où les sensations physiques et visuelles nous amènent à franchir un seuil immatériel. Cette pratique, à la fois in situ et processuelle, me permet de traduire en geste et en situation les évolutions d'un rapport au monde qui est « à réinventer sans cesse » (Descendre, 2010, p.26). Dès les premières versions en atelier, jusqu'aux mutations qui suivront dans le lieu d'exposition, l'installation modulaire passera par différents états. Elle se construit par fragments et par phases.
Figure 3 : AADB, Matricielle 2 en contexte d'exposition et dans l'atelier, 2011-2012
Ce processus ancré dans le présent demande une attention constante afin de percevoir les différents états de l'oeuvre et leur interaction avec les emplacements. Au fil des années, la documentation est devenue de plus en plus importante dans le processus de création, de production et de médiation de l'installation modulaire. Elle intervient dans ce mouvement triadique en produisant des résidus ou des excroissances qui prennent des formes diverses : dessins, esquisses numériques, modèles, maquettes, images photographiques, vidéographiques, animations. Mais quel est le statut de ces documents, de ces objets, de ces images? Font-ils partie des objets d'immanence de l'oeuvre modulaire?
Le document photographique entre documentation et oeuvre
L’analyse de l’art repose historiquement sur la différenciation entre l’oeuvre et son document. L’oeuvre d’art est habituellement « l’objet d’investigation » et le document un « instrument d’investigation » ou un « matériau secondaire » (Panofsky, 1969, p.37). Les pratiques conceptuelles, in situ et processuelles des années soixante ont provoqué un changement dans la manière d’envisager la documentation et la description des oeuvres d'art. Selon Anne Moeglin-Delcroix, ce contexte a ébranlé « l’opposition traditionnelle entre l’oeuvre et le document » (2010, p.25). Pour Anne Bénichou, la nature éphémère des pratiques amène « les artistes et les institutions à documenter systématiquement les oeuvres » afin d’en assurer une transmission et une conservation (2010, p.11). Pour certains artistes l’accumulation de documents sous forme d’inventaire vient jouer un rôle significatif dans l’élaboration de leur travail. Pour d’autres, la documentation devient une stratégie de création, de diffusion, de médiation. Dans ce contexte, plusieurs documents tels que les enregistrements sonores, les vidéos, les photographies et les écrits d’artistes, rejettent cette distinction entre l’oeuvre et son document. Mais que se produit-il lorsque la documentation est absorbée dans le processus même de l’oeuvre ? Comment ces documents, au statut souvent hybride, participent-ils à l'immanence de l'oeuvre?
Pour aborder ces questions, il est intéressant de revisiter la « conception idéelle de l'art » telle que pensée par les artistes conceptuels. Pour Bénichou, la stratégie de l'art conceptuel réside dans la primauté de la documentation sur l'oeuvre d'art mais est-ce vraiment le cas? N'est-il pas plutôt le symptôme d'une transformation plus profonde qui produit un déplacement ou une multiplication des emplacements de l'oeuvre d'art? Selon Jean-Marc Poinsot, cette transformation dépendrait de deux facteurs principaux : 1) le musée n'étant pas le lieu idéal pour présenter l'art conceptuel et plusieurs autres formes d'art tel que le Land Art, les oeuvres semblent mieux se prêter à une présentation dans les pages d'un livre, dans un document ou dans des lieux alternatifs de diffusion; 2) l'oeuvre d'art reproductible telle que pensée par Walter Benjamin change le mode de réception et de médiation ce qui « affecte la nature même de l'oeuvre » (Poinsot, 1999, p.32). Cette transformation des supports et des lieux de l'oeuvre produit un changement en profondeur. Elle pousse les artistes et les institutions à repenser le rapport entre l'oeuvre et le document.
Figure 4. Serge Tousignant, Nature morte aux oeuvres d'art, 1986
À titre d'exemple, Serge Tousignant usa de la photographie comme un processus d'enregistrement d'interventions éphémères. Il réalisa des maquettes d'atelier bricolées et assemblées. Avec la photographie, il explora la variation de la lumière et des perspectives sur ces maquettes d'atelier. L'appareil photographique modifie « la profondeur en surface », « le tactile en texture » et convertit « l'éphémère en permanent » (Dessureault, 1992, p.13). Il rend ainsi possible la mise à distance entre le moment et l'intervention dans l'atelier. La photographie permet ainsi d'établir ce qui vient avant l'oeuvre et ce qui est déjà l'oeuvre en elle-même (Campeau, 1992, p.16). Séparément, ni la maquette, ni la photographie ne sont l'oeuvre. C'est plutôt dans la relation entre l'espace de l'objet et l'espace de l'image photographique qu'apparaît l'oeuvre.
Figure 5 : AADB, Fragments d'atelier, 2009 et 2012.
L'installation modulaire et sa documentation m'ont conduite à approfondir cette cohabitation entre l'espace de l'image et l'espace de l'objet. Au fil des années, la documentation photographique est devenue de plus en plus importante dans ma pratique. Elle fut d'abord un moyen d'enregistrer le processus de création, de production et de diffusion de mes oeuvres installatives, mais avec le temps, la photographie est devenue un outil essentiel de saisie des multiples expérimentations en atelier. Ces expérimentations prennent la forme de prototypes d'installations ainsi que de mises en relation de différents objets et de modèles. Les images résultant de ces interventions présentent des moments où quelque chose se passe « entre ce qui est fait » dans l'atelier et « ce qui est vu » dans l'appareil, ce qui produit des images au statut ambigu qui peuvent changer selon le contexte de présentation.
Il semble également important de relever qu'à la différence de Serge Tousignant qui travaillait avec la photographie analogique, je travaille avec la photographie numérique. L'image n'a ainsi plus besoin d'être imprimée pour être vu. Elle peut-être présentée à partir de différentes interfaces et sur différents supports (imprimée sur papier, projeté sur un mur, visualisé sur un écran). La photographie n'a ainsi plus le même statut de « permanence » car elle est composée « de données modifiables » qui font « partie prenante d’un flux continu et virtuel » (Tremblay, 2007, p.41). La photographie numérique est fluide, mobile et ses possibilités de médiation sont multiples. Il devient maintenant impensable de regarder une image numérique « sans être conscient que celle-ci ne reflète qu'un seul des états transitionnels de l'image inscrite dans un processus de transformation virtuellement sans fin » (Tremblay, 2007, p.41).
« Il est paradoxal que l'image numérique, participant à un processus de dématérialisation de l'oeuvre d'art, devienne, par son extrême malléabilité, d'autant plus matériau. Matériau, échantillon du réel qui, comme le son numérisé, se prête à la copie et à la manipulation. (...) Il est étape dans une multitude d'étapes possibles. » (Tremblay, 2007, p.41)
J'entrevois ainsi ces documents photographiques comme de multiples moments d'espace qui me permettent de garder la trace de l'évolution des expérimentation, tout en permettant que l'image devienne un matériau pour un nouveau cycle de création. Ainsi, l’installation modulaire, tout comme son document photographique, n’est plus rattachée à une réalité d’objet unique. Cette perspective me permet d'entrevoir que l'oeuvre soit abordée à la manière d'un cycle qui permet d'investir divers contextes spatiaux et temporels.
Les fonctions du blogue du créateur-chercheur
Mon travail est souvent en état d'inachèvement. J’accumule papiers, retailles, cahiers, maquettes, esquisses, plans, modèles, photographies d'atelier, vidéos d'expérimentation. Ces éléments doivent être classés et archivés tout en restant accessibles. Documents d’archives ou matière résiduelle, ils constituent pour moi des ressources. Mon intérêt pour le blogue émane de ce contexte. En 2007, j'ai donc débuté la publication d'un blogue de recherche, de réflexion et d’expérimentation. Le cahier virtuel propose des états de la pratique, celui du travail en train de se faire, en train de se dire. Il répond à une nécessité de consigner les pensées et les expériences. J’y publie des documents issus de ma recherche pratique et théorique. Le blogue devient ainsi un geste, un engagement sur mon quotidien d'artiste et de chercheur tout en devenant une extension de l’atelier. Mais comment entrevoir ce nouvel espace? Quelles sont les fonctionnalités principales de ce blogue de recherche? Quel est son statut? Est-ce une remédiation du cahier ou de la publication d'artiste, un nouvel espace de création, un nouvel emplacement pour l'oeuvre? La pratique du blogue change-t-elle mon rapport à la documentation, à la création?
J'utilise plusieurs cahiers. Un par période de production, parfois un par projet. Mes cahiers m’accompagnent partout. Ils sont des « ateliers portatifs ». Ils me permettent de garder le fils entre mes idées. Mais pourquoi utiliser un cahier virtuel en plus des cahiers traditionnels? Tout d'abord, l’interface du blogue permet de rassembler différents documents numériques issus de sources diverses. Dans ma pratique, j’utilise plusieurs interfaces et outils de production. Je passe de l’appareil photographique au scanneur, du crayon graphite à tablette graphique, de la souris à l’exacto, de l’impression jet d’encre à l’impression en sérigraphie, de la tablette électronique au livre. Les gestes liés aux appareils technologiques sont intégrés dans ma pratique au même titre que les gestes de nature analogues. Mes matériaux étant de sources diverses, le cahier traditionnel ne peut plus rendre compte de l'ensemble de la recherche. Il répond à des besoins de consignation au quotidien, mais il n’arrive pas à rendre accessibles les fragments de recherche qui sont de source technologique. Le cahier virtuel permet de résoudre, en partie, cette problématique. La séquence vidéo peut ainsi côtoyer des notes textuelles, des images documentatives, des schémas, etc. L'une des fonctions principales du blogue de recherche, en continuité avec la fonction du carnet de notes et du cahier de bord, serait donc de consigner des réflexions et des documents issus d'un processus de création et de production.
Figure 6 : Cahier de notes 2008-2009 et Le cahier virtuel
Le cahier virtuel permet cependant d’autres fonctionnalités qui sont de l'ordre de la diffusion et de la médiation. Afin de poursuivre cette analyse, il est intéressant de relever certaines réflexions sur le livre et la publication d'artiste. Selon Sylvie Alix (2007), la publication d'artiste aurait pour premier rôle de « faire revivre l’esprit de la démarche de l’artiste au terme d’une période de production ». L’aboutissement de la recherche et la réalisation d'une oeuvre seraient, dans beaucoup de cas, les éléments déclencheurs des projets artistiques sous forme d'édition. La publication étant rarement la pratique unique des artistes, elle serait habituellement abordée en complémentarité à une autre pratique notamment dans le cas des démarches littéraires, photographiques, vidéographiques, performatives et installatives. Pour Moeglin-Delcroix, la publication d'artiste est devenue « un moyen de dématérialiser l’art tout en gardant un espace d’art » (1995, p.151). En acceptant dès lors que « l'oeuvre d'art communique de l'information » (Bénichou, 2010, p.57), les documents tels que les livres peuvent être utilisés comme des véhicules de réflexion permettant une diffusion et une médiation de l’oeuvre. Cette transformation de l'oeuvre-objet à l'oeuvre-information permet d'entrevoir de nouveaux espaces de création et de diffusion et ainsi d'effacer « la différence entre [les] espaces de production et de reproduction » (Buchloh, 1992, p.180).
Par exemple, pour les artistes conceptuels et les artistes du Land Art, les publications d’artiste sont des outils privilégiés pour le développement de pratiques éphémères où la documentation de l’oeuvre devient essentielle à sa diffusion. L’oeuvre se situant au-delà de « l’expérience perceptuelle directe » du récepteur (Dupeyrat, 2008, n.p.), elle dépendrait d’un système de documentation pour parvenir à une actualisation. Jérome Dupeyrat désigne sous le terme « éditions documentatives » ce type de publications permettant le développement de pratiques éphémères où la documentation de l’oeuvre devient essentielle à sa diffusion. Ces éditions se présentent à la fois comme archive, documentation et art. Le livre est ici « médium » plutôt que « forme » (Moeglin-Delcroix, 2010, p.31). Il est l'enregistrement d’un parcours temporel qui déborde du cadre de l’exposition et de l’évènement.
La publication numérique est, comme la publication imprimée, un véhicule de diffusion alternative permettant d’élaborer des projets artistiques intégrant des réseaux indépendants des institutions artistiques conventionnelles. Elle produit ses propres réseaux en disséminant l’œuvre sous la forme d’informations. Elle intègre les flux de productions éphémères présents dans internet en suscitant « une nouvelle créativité de type technologique » (Robert, 2007, p.184). Au même titre que l’essor du livre d’artiste dans les années 60, la publication numérique entraine une transformation de l’art en participant au « décloisonnement des réseaux informatifs traditionnels » (Robert, 2007, p.184). Elle participe ainsi à brouiller les frontières entre les disciplines et leurs lieux de diffusion respectifs.
Malgré la très grande similarité de fonctions entre les publications imprimées et les publications numériques, ces dernières ne semblent plus conformes « à la nature du livre » (sous forme de codex relié), « à sa matérialité » (par ses pages imprimés) ainsi que par « la nature linéaire des informations » qu’elles dispensent (Moeglin-Delcroix, 2006, p.35). L’hypertexte présent dans les médias électroniques permet d’opérer une transformation du concept de page et de temporalité. Selon Suzanne Leblanc, ce que change l’hypertexte n’est pas tant la page mais le livre (2007). Le concept de page ne se réduirait plus aux propriétés attribuées au livre imprimé.
« (…) la forme rectangulaire et verticale des blocs de texte qui apparaissent en séquence dans les rouleaux de papyrus et celle, rectangulaire mais horizontale, de nos « pages-écrans » informatiques et multimédias, appartiennent au continuum de la page. Un tel continuum implique que la page ne coïncide pas spécifiquement avec les caractères physiques des médias dans lesquels elle constitue une unité structurale fondamentale et entre lesquels il s’agirait alors de trouver des « super-traits » permettant de les regrouper. » (Leblanc, 2007, p.190)
La page est une manière particulière de voir le monde. Elle est l'emplacement où l’information accède à l’ordre du visuel. Il est possible d’entrevoir la « page-écran » comme « un vestige de la culture de l’imprimé voué à une disparition certaine » mais nous pouvons également l’envisager comme la remédiation d’un dispositif de présentation de l’information (Leblanc, 2007, p.190). Pour Delphine Bénézet, « les médias numériques ne peuvent transcender ce qui les a précédés ». Ils se développent ainsi dans « un constant rapport dialectique avec les médias antérieurs » (sans date). Les modalités de présentations numériques sont « les héritiers de la page » et deviennent les « nouveaux sites d’inscription de l’information » (Leblanc, 2007, 1994). Ces nouveaux espaces de création et de diffusion que permet la page-écran offrent des possibilités de remédiation inédites aux artistes tels que les carnets, les ateliers, les galeries et les musées virtuels.
Cette remédiation repose sur la capacité de l’information à se transformer selon les contextes. Elle peut être modifiée, dupliquée (Robert, 2007, p.185). L’œuvre-information telle que conceptualisée dans les années soixante, peut être présentée à l’intérieur de publication et permet ainsi d’envisager d’autres formes, temporalités et contextes pour l’œuvre d’art. Avant l’art conceptuel, l’art avait toujours établi un lien indivisible entre l’information et son support mais avec l’utilisation des médias électroniques on assiste à une accélération de ce phénomène de mutation. La temporalité des publications numériques est en constante transformation. Le cas du blogue est particulièrement intéressant car la publication du contenu en continu peut être consultée dans divers contextes ou à travers différentes interfaces; de manière chronologique à rebours sur la page actualisée; par catégories de libellés; de manière fragmentée à travers des lecteurs ou les réseaux sociaux. La publication numérique peut également être modifiée ou effacée à tout moment. Le blogue permet ainsi une extraordinaire marge de manœuvre dans l’exploration de la temporalité et de l'emplacement de l’œuvre.
L'installation modulaire s'élabore d'abord dans l'atelier par la réalisation de modèles, d'ébauches et d'expérimentation in situ. Les modules y sont produits, testés, photographiés, classés, emballés. Par la suite, ils sont déplacés de leur lieu d'origine afin d'être réorganisés dans différents contextes d'exposition. Tout au long de ce processus, l'évolution de l'oeuvre transitera par Le cahier virtuel. Des notes, des documents, des états y seront publiés. Mais quel est le rôle du cahier virtuel? Comment participe-t-il au cycle de création, de production et de diffusion? Le blogue change-t-il notre rapport à la notion d'atelier et d'exposition?
Afin d'aborder ces questions, il est essentiel de comprendre la distinction entre ces deux emplacements de l'oeuvre : l'atelier et l'exposition. Selon Véronique Rodriguez, l'atelier se définit comme le « lieu d'origine du travail artistique » et s'oppose à celui de la diffusion qui se situe « au centre d'un réseau de médiations, entre le créateur et l'exposition de son oeuvre. » (2002, p.122). L'atelier serait ainsi un « lieu relativement fermé » où ne circulent que quelques privilégiés. L'exposition apparaitrait plutôt comme « un moyen de donner à voir la production artistique » qui aurait pour premier but la manifestation de « l'appréciation des oeuvres ». L'exposition serait ainsi l'un des piliers principaux de la « stratégie de reconnaissance sociale de l'artiste » (Rodriguez, 2002, p.125).
Avant le XIXe siècle, l'atelier accomplissait cette double fonction, mais avec le développement du système marchand de l'oeuvre d'art, l'exposition a quitté l'atelier pour des lieux qui y seront entièrement consacrés : la galerie et le musée. L'atelier reste cependant un lieu important de médiation entre l'artiste et le milieu de l'art. Selon Rodriguez (2002, p.130), il remplit deux types de médiation; 1) il renverrait l'occupant de l'atelier à son statut d'artiste en l'isolant dans un espace qui l'oblige à adopter une « position singulière » et un mode de vie spécificiquement consacré à la création; 2) il influence l'oeuvre à réalisée par son espace physique, « sa localisation dans l'édifice (...), son volume architectural, sa superficie, la surface des murs disponibles, la hauteur du plafond, la disposition des fenêtres » et contraint l'artiste à « certain type de production » et à « certains formats ». Les pratiques in situ auraient cependant remis « en question l'idée de l'atelier comme lieu permanent de production de l'oeuvre d'art » (Rodriguez, 2002, p.134). Chez les minimalistes, l'art s'est produit à l'extérieur de l'atelier par d'autres mains. Pour les artistes ayant des pratiques in situ, le travail s'est effectué directement dans le lieu d'exposition. Ainsi, pour certains artistes l'exposition demeure le seul emplacement de l'oeuvre.
Figure 7 : Publication sur Le cahier virtuel lors de l'exposition La chambre magmatique à ARPRIM
Contrairement à une vision induisant la réduction des emplacements de l'oeuvre, je m'intéresse plutôt à leur interaction, à leur complémentarité. Ma pratique de l'installation modulaire s'élabore ainsi dans une circulation entre l'espace de l'atelier, l'espace d'exposition et le blogue. Chaque espace possède des spécificités en rapport aux diverses activités et phases de l'oeuvre. La création et la production se réalisant habituellement dans l'atelier. La mise en espace, la diffusion et la médiation se produisant généralement par l'exposition. Ma pratique de l'installation modulaire, en complémentarité avec l'utilisation du blogue, procède à un brouillage des espaces de création, de production, de diffusion et de médiation. À titre d'exemple, l'atelier peut devenir un espace de diffusion et de médiation de l'oeuvre via des documents photographiques imprimés ou publiés via Le cahier virtuel, les expositions de certains projets peuvent se présenter comme des espaces de création et de production, le blogue peut remplir plusieurs fonctions en simultané à fois selon l'alternance des éléments publiés. Dans l'optique où la pratique de l'installation modulaire est un processus ouvert et changeant, Le cahier virtuel devient un espace pivot dans la construction de l'oeuvre. Il devient un passage entre l'atelier et l'exposition, entre le créateur et le public. Il est un espace hybride où se développent simultanément la création et la réflexion tout en permettant une diffusion et une médiation. Il est à la fois une partie de la pratique et un véhicule de la pratique.
« L’ordinateur définit ainsi un nouvel espace de création, lequel se situe entre le réel, l’imaginaire et le virtuel. Plus qu’un outil, il est devenu un atelier ; un atelier virtuel sans doute, qui, s’il apparaît comme une abstraction de l’atelier traditionnel, n’en est pas une distorsion mais plutôt une possible mutation… » (Dallaire, 2007, p.176)
Le cahier virtuel me permet d'être à la fois « activateur » et « observateur » de ma propre pratique. À travers un constant aller-retour, il induit des mises à distance instantanées. Il devient une plateforme d'échange entre différents milieux, universitaire, artistique, culturel et d'autres champs disciplinaires connexes. Il prévient l'enfermement dans un champ disciplinaire et ouvre un dialogue entre les disciplines et les communautés d'intérêts. Cette diffusion plus souple de la recherche-création permet de rester plus près d'un processus ouvert de création et permet d'échapper au mécanisme habituel de diffusion du système de l'art et de l'institution académique. Le partage devient ainsi le sens de la recherche-création.
« L’objet d’art dans le contexte de la métamorphose numérique se présente potentiellement sous diverses formes, en divers formats, sous différents débits, en mode direct ou différé. On peut aussi construire un « navire informationnel » concernant sa propre pratique, le « lancer sur internet » et récolter des contacts, des invitations, des échanges, des recommandations, des propositions, des collaborations et des amitiés. » (Robert, 2007, p.187)
Ouverture
En définissant mon approche de l'installation modulaire comme un processus ouvert où la documentation vient jouer un rôle fondamental et en abordant le document photographique comme un passage entre l'espace de l'objet et l'espace de l'image, l'installation modulaire peut être entrevue à la manière d'une oeuvre plurielle à multiples objets d'immanence. À l'image de l'installation modulaire qui existe en plusieurs états et investit divers emplacements, la publication de documents sur le blogue poursuit l'élaboration de ces modalités processuelles. La remédiation du cahier et de la publication imprimée par le blogue ainsi que l'articulation entre l'atelier, l'exposition et Le cahier virtuel permet d'entrevoir quatre fonctions principales au blogue du praticien-chercheur en arts visuels : 1) la consignation de notes; 2) l'enregistrement d'un parcours temporel par les documents qui peut être modifié à tout moment; 3) la diffusion alternative qui produit son propre réseau; 4) l'hybridation des disciplines et des emplacements de l'oeuvre. Cette réflexion remet ainsi en question la linéarité habituelle de la recherche-création-production-diffusion. Elle repense la circulation de la pratique et permet d'entrevoir de nouvelle relation entre les activités et emplacements de l'oeuvre. L'installation modulaire, tout comme la publication sur le blogue, permet de sortir d'une logique de résultat pour être dans une logique de processus où les activités en continu produisent une abondance de réflexion. L'oeuvre plurielle et ses multiples objets d'immanence ne participent pas seulement à « l'édification du monde » (Arendt, 1983) mais participe à « l'instauration d'un monde commun » auquel nous participons (Grout, 2010, p.41).
Travail présenté dans le cadre du séminaire Fictions et documents avec Joanne Lalonde, septembre 2012
Bibliographie sélective
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2 commentaires:
Je suis ce blog depuis assez longtemps, et j'adore suivre l'évolution des pièces, les expérimentations, et cetera, et ce texte-là est particulièrement intéressant, je trouve. Je l'ai lu avec une attention toute particulière et ai énormément apprécié. Merci!
Merci! Ça donne un aperçu de mon sujet de doctorat. À suivre!
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