À travers le mouvement de dématérialisation de l’œuvre d’art, les publications d’artiste seront au centre d'une transformation. L’oeuvre ne sera plus rattachée à sa réalité d’objet unique, elle pourra être reproduite dans le livre sans perdre son authenticité, son originalité. Le livre sera ainsi utilisé comme un espace conceptuel et contextuel permettant « une objectivation qui fonde la nouvelle définition de l’œuvre d’art » (Alix, 2007, p.9). Selon Anne Moeglin-Delcroix, le livre devient « un moyen de dématérialiser l’art tout en gardant un espace d’art » (1997, p.151). Il est utilisé comme un véhicule de réflexion reproductible permettant une dissémination de l’oeuvre sous forme d’informations. La publication d’artiste concrétise également la volonté de certains artistes de démocratiser le système marchand de l'oeuvre d'art. La circulation des publications remplacera parfois celles des œuvres. Le marchand d’art se transformera en diffuseur d’informations, la publication pourra devenir exposition, archive, documentation et oeuvre. Les artistes rejettent ainsi « la distinction entre ceux qui font et ceux qui savent, entre la production de l’œuvre et son commentaire » (Moeglin-Delcroix, 2006, p.193) afin de prendre la responsabilité de l’ensemble du processus de l’œuvre, de sa création à sa diffusion.
Dans le cycle actuel de décloisonnement des pratiques alliant multidisciplinarité, interdisciplinarité et transdisciplinarité, la publication d’artiste est un véhicule privilégié par les artistes. Ils produisent des livres d’artiste, des éditions documentatives, des écrits d’artiste et des catalogues. L’essor des médias électroniques et des réseaux sociaux offrent également de nouvelles avenues aux artistes tels que le livre numérique, la revue web, la publication sous forme de site, de blogue, d’applications pour appareils électroniques portables, etc. Cette multiplication des interfaces de publication permet-elle entrevoir la fonction des publications numériques en continuité à la fonction de la publication imprimée ? S’agirait-il d’une remédiation basée sur un mode de présentation des informations visuelles s’apparentant à la page et qui remplirait des fonctions similaires ?
Pour aborder ces questions, il est souhaitable d’examiner les fonctions principales de la publication d’artiste. Selon Sylvie Alix (2007), elle aurait pour premier rôle de « faire revivre l’esprit de la démarche de l’artiste au terme d’une période de production ». L’aboutissement de la recherche et la réalisation d'une oeuvre seraient, dans beaucoup de cas, les éléments déclencheurs des projets artistiques sous forme de livre. La publication étant rarement la pratique unique des artistes, elle serait habituellement abordée en complémentarité à une autre pratique notamment par des démarches littéraires, photographiques, vidéographiques, performatives et installatives. Bien que certains artistes utilisent le livre de manière plus soutenue, la publication apparait généralement dans le parcours artistique comme une manifestation ponctuelle. Les publications d’artiste peuvent également être utilisées comme des outils privilégiés pour le développement de pratiques éphémères où la documentation de l’oeuvre devient essentielle à sa diffusion. L’oeuvre se situant parfois au-delà de « l’expérience perceptuelle directe » du récepteur (Dupeyrat, 2008, n.p), elle dépendrait d’un système de documentation pour parvenir à une actualisation. À travers ses deux fonctions principales, le livre serait « médium » plutôt que « forme » (Moeglin-Delcroix, 2010, p.31). Il devient ainsi le témoin d’un parcours temporel qui déborde du cadre de l’exposition et de l’évènement.
La publication numérique est, comme la publication imprimée, un véhicule de diffusion alternative permettant d’élaborer des projets artistiques intégrant des réseaux indépendants des institutions artistiques conventionnelles. Elle produit ses propres réseaux en disséminant l’œuvre sous la forme d’informations telles que pensées par les artistes conceptuels. Elle intègre les flux de productions éphémères présents sur Internet en suscitant « une nouvelle créativité de type technologique » (Robert, 2007, p.184). Au même titre que l’essor du livre d’artiste dans les années 60, la publication d’artiste numérique entraine une transformation de l’art en participant au « décloisonnement des réseaux informatifs traditionnels concernant les pratiques actuelles et contemporaines » (Robert, 2007, p.184). Elle participe ainsi à brouiller les frontières entre les disciplines et leurs lieux de diffusion respectifs.
Malgré la très grande similarité des fonctions des publications imprimées et des publications numériques, ces dernières ne semblent plus conformes « à la nature du livre (sous forme de codex relié), à sa matérialité (par ses pages imprimés) ainsi que par la nature linéaire des informations » qu’elles dispensent (Moeglin-Delcroix, 2006, p.35). L’hypertexte présent dans les médias électroniques permet d’opérer une transformation du concept de page et de temporalité. Selon Suzanne Leblanc, ce que change l’hypertexte n’est pas tant la page mais le livre (2007). Le concept de page ne se réduirait plus aux propriétés attribuées au livre imprimé.
« (…) la forme rectangulaire et verticale des blocs de texte qui apparaissent en séquence dans les rouleaux de papyrus et celle, rectangulaire mais horizontale, de nos « pages-écrans » informatiques et multimédias, appartiennent au continuum de la page. Un tel continuum implique que la page ne coïncide pas spécifiquement avec les caractères physiques des médias dans lesquels elle constitue une unité structurale fondamentale et entre lesquels il s’agirait alors de trouver des « super-traits » permettant de les regrouper. » (Leblanc, 2007, p.190)
Selon Stoicheff, la page est une manière particulière de voir le monde (2004, p.3). Elle est le lieu où l’information accède à l’ordre du visuel. Il est possible d’entrevoir la « page-écran » comme « un vestige de la culture de l’imprimé voué à une disparition certaine » mais nous pouvons également l’envisager comme la remédiation d’un dispositif de présentation de l’information (Leblanc, 2007, p.190). Pour Bénézet, « les médias numériques ne peuvent transcender ce qui les a précédés ». Ils se développent ainsi dans « un constant rapport dialectique avec les médias antérieurs » (sans date). Les modalités de présentations numériques sont « les héritiers de la page » et deviennent les « nouveaux sites d’inscription de l’information » (Leblanc, 2007, 1994). Ces nouveaux espaces de création et de diffusion que permet la « page-écran » offrent des possibilités de remédiation inédites aux artistes tel que les carnets, les ateliers, les galeries et les musées virtuels.
« L’ordinateur définit ainsi un nouvel espace de création, lequel se situe entre le réel, l’imaginaire et le virtuel. Plus qu’un outil, il est devenu un atelier ; un atelier virtuel sans doute, qui, s’il apparait comme une abstraction de l’atelier traditionnel, n’en est pas une distorsion mais plutôt une possible mutation… » (Dallaire, p.176)
Cette remédiation repose sur la capacité de l’information à se transformer selon les contextes. Elle peut être modifiée, dupliquée (Robert, 2007, p.185). L’œuvre-information tel que conceptualisé dans les années soixante peut être présentée à l’intérieur de publication et permet ainsi d’envisager d’autres formes, temporalités et contextes pour l’œuvre d’art. Avant l’art conceptuel, l’art avait toujours établi un lien indivisible entre l’information et son support mais avec l’utilisation des médias électroniques on assiste à une accélération de ce phénomène de mutation.
« L’objet d’art dans le contexte de la métamorphose numérique se présente potentiellement sous diverses formes, en divers formats, sous différents débits, en mode direct ou différé. On peut aussi construire un « navire informationnel » concernant sa propre pratique, le « lancer sur internet » et récolter des contacts, des invitations, des échanges, des recommandations, des propositions, des collaborations et des amitiés. » (Robert, 2007, p.187)
Une publication d’artiste sous forme de site peut-être adapter en application pour appareils électroniques, en iBook ou se présenter sous forme de vidéo. L’exemple du blogue est également intéressant. La publication du contenu est dans ce cas en continu et peut être consultée dans divers contextes temporels ou interfaces : de manière chronologique (à rebours) ou par catégories de libellés sur le blogue, de manière fragmentée à travers des lecteurs ou les réseaux sociaux. La publication numérique peut également être modifiée ou effacée à tout moment. Elle permet ainsi une extraordinaire marge de manœuvre dans l’exploration de la temporalité et du lieu de l’œuvre.
La remédiation des modes de présentation de l’œuvre dans la publication imprimée à travers les médias électroniques souligne ce dialogue entre les médias. Cette logique formelle permet de définir les caractéristiques des interfaces électroniques en s’appuyant notamment sur la notion de page et de linéarité des informations. Que la représentation visuelle de la publication numérique rappelle la présence du médium livre en privilégiant l’hétérogénéité ou qu’elles visent plutôt à faire oublier sa présence, elle permet de repenser l’utilisation de l’imprimée. Les dispositifs du livre permettent à l’inverse de comprendre les interfaces des médias électroniques. Il est intéressant d’observer comment les nouveaux et anciens médias dialoguent à travers le processus de remédiation. Au lieu de rendre les anciens médias caducs, ils remodèlent et modifient les formes médiatiques antérieures. Ils les multiplient, les inspirent et les transforment.
Travail présenté dans le cadre du séminaire Fictions et documents avec Joanne Lalonde, mars 2012
Bibliographie sélective
- Alix, Sylvie. (2007). Graphzines et autres publications d’artiste. Montréal : Bibliothèque et Archives nationales du Québec.
- Benjamin, Walter. (2008) L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. Paris : Édition Gallimard.
- Bénézet, Delphine. (sans date). Remediation. Centre de recherche sur l’intermédialité. Consulté à l’adresse http://cri.histart.umontreal.ca/cri/fr/cdoc/
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- Bolter, Jay David. Grustin, Richard. (1999). Remediation, understanding new media. Cambridge, London : MIT Press.
- Bon, François. (2011). Avancer dans l’imprédictible. Dans F.Bon (dir.), Sites & écriture. Publie.net
- Brousseau, Simon. (2012, janvier). Textes superflus et talents gâchés : le blogue en tant que dépense improductive. Communication présentée à la journée d’étude « Le blogue littéraire : nouvel atelier de l’écrivain », Observatoire de l’imaginaire contemporain, Université du Québec à Montréal.
- Couchot, Edmond. Hilaire, Norbert. (2003). L’art numérique. Paris : Flammarion.
- De Boüard, Marie. (2008). Les espaces d’exposition imprimés. So Multiple, no. 01, consulté à l’adresse http://www.so-multiples.com/revue/numero01.php
- Dupeyrat, Jérôme. (2011). Exposer/Publier. Journal des arts, no. 340, consulter à l’adresse http://www.artclair.com/jda/archives/docs_article/80949/
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- Dupeyrat, Jérôme. (2008). Au-delà de l’oeuvre : les livres et les éditions d’artistes comme espaces de documentation artistique. So Multiple, no.01, consulté à l’adresse http://www.so-multiples.com/revue/numero01.php
- Gravel, Jean-Philippe. (2012, janvier). Le tour du propriétaire. Communication présentée à la journée d’étude « Le blogue littéraire : nouvel atelier de l’écrivain », Observatoire de l’imaginaire contemporain, Université du Québec à Montréal.
- Klucinskas, Jean. (2003). Compte rendu de la séance Remédiation / mise en abîme. Acte du colloque : La nouvelle sphere intermédiatique V, Centre de recherché sur l’intermédialité, Université de Montréal, Consulté à l’adresse http://www.auradigital.net/web/Art-i-cultura-digital/Documents/compte-rendu-de-la-seance-qremediation-mise-en-abimeq.html
- Leblanc, Suzanne. (2007). Considérations sur la page dans la culture numérique. Dans N. Pitre (dir.), L’imprimé numérique en art contemporain (p.190-197). Trois-Rivières : Édition d’art le Sabord.
- Melançon, Benoit. (2012, janvier). La place du blogue dans la recherche académique [table ronde]. Communication présentée à la journée d’étude « Le blogue littéraire : nouvel atelier de l’écrivain », Observatoire de l’imaginaire contemporain, Université du Québec à Montréal.
- Moeglin-Delcroix, Anne. (2010). L’artiste en archiviste dans le livre d’artiste – Les termes d’un paradoxe. Dans A. Bénichou(ed.), Ouvrir le document, enjeux et pratiques de la documentation dans les arts visuels contemporains (p.25-46). Dijon : Les presses du réel.
- Moeglin-Delcroix, Anne. (2006). Sur le livre d’artiste, articles et écrits de circonstance (1981-2005). Marseille : Le mot et le reste.
- Moeglin-Delcroix, Anne. (1995). Esthétique du livre d’artiste 1960-1980. Paris : Bibliothèque Nationale de France.
- Robert, Pierre. (2007). L’art numérique en surstock. Dans N. Pitre (dir.), L’imprimé numérique en art contemporain (p.184-189). Trois-Rivières : Édition d’art le Sabord.
- Vanderdorpe, Christian. (1999). Du papyrus à l’hypertexte. Essai sur les mutations du texte et de la lecture. Montréal : Édition Boréale
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