« Comment imaginer les commencements? Les origines? Les éléments sont épars, non encore adjoints. Dans le vide univers, ils errent dépareillés. L'assemblage est la première opération à faire. C'est elle qui est à l'origine des origines. »
« La première action du temps, sa première apparition comme élément moteur dans une machine, c'est la répétition. Une fois encore ce rouage, une fois encore ce mouvement, le même, mais décalé dans le temps ; succession quasi mécanique (...) Les machines théoriques ne diffèrent pas en cela de celles des usines. Les notes, reports et reprises sont légion. Les arguments se répètent, même si les conclusions diffèrent légèrement. La répétition assure la bonne compréhension. Elle cloue le propos, le fixe dans l'esprit du lecteur. Fait tenir ensemble. »
« Le rythme s'impose, tel un refrain dont on n'arrive pas à se débarrasser, et plus il est simple, plus il est lancinant. C'est en cela qu'il peut être dit répressif, figé, contraignant. Mais c'est bien cela que « veut » la machine : s'inscrire profondément, s'incruster dans la pensée, y laisser un sillon qu'on ne peut oublier. »
« Un premier pas a conduit à considérer « la machine à rassembler » les morceaux de monde - perceptions désordonnées, humanité ballotée de-ci de-là, incertaine de soi et de son avenir - soucieuse de se raccrocher à des préceptes : aphorismes et paroles de sagesse. Bientôt organisés, liés, raisonnés, ces « fragments » sont digérés ou bien laissés pour compte. Le dessin parait évident : une machine intellectuelle veut l'unité, la cohérence, le lien visible. Les enchaînements. »
« Machine extensionniste, machine mange-tout, le paysage tient son pouvoir de sa multiplicité même; machine à double-face (au moins), elle est aussi bien une machine à regarder et formater la nature - le paysage cadre et lui donne une forme - qu'une machine à se projeter sur le monde - l'acteur (paysagiste, artiste, commanditaire ou aménageur) intervient selon son intérêt, et exprime son point de vue. Ainsi, le paysage satisfait aux deux conditions d'existences d'une machine concrète : elle fonctionne à l'intérieur comme pensée et fiction en intension, et à l'extérieur comme réalité en extension. »
« Le paysage répare la ville, son agitation, le mouvement perpétuel qu'elle impose. Havre de paix, repos, santé physique et morale, sont les bienfaits qu'il apporte dans la cité. Les enfants jouent, les vieux somnolent dans les squares plantés, jardins paysagers (à peine) pris dans le quadrillage des rues. La morale est courte : l'herbe est rase et fanée, « interdite », elle pénalise la balle qui y atterrit, le chien et ses crottes, les pas des promeneurs étourdis. »
« Pour autant, jardin-nature et nature-paysage forment toujours un couple légitime et se positionnent en des points déterminés de la ville. Leurs positions comme leurs fonctions sont stables. Plus « naturels », les jardins paysagers restent cependant prisonniers d'une machine esthétique et morale à fabriquer du bonheur. »
« La santé (et la sécurité) est devenue le souci majeur de l'époque actuelle, souci plus utopique que l'utopie de l'art même, et ce qui était, il y a peu encore, perçu et senti comme un plaisir des sens - « le beau paysage! » - est maintenant conçu comme un devoir: nous devons secourir la planète, pour son bien, et surtout pour le nôtre. À ce titre, peu s'en faut que le plaisir que donne un paysage ne soit considéré comme une distraction, il nous éloignerait de la préoccupation majeure : le souci de la bio diversité et du développement durable. Colonisant territoire après territoire, la machine-paysage a essaimé au point de produire sa propre disparition, ou plutôt sa dissolution dans de plus vastes ensembles, où elle fait figure d'ancêtre mélancolique aux teintes effacées. »
Anne Cauquelin
La machine dans la tête, 2015