De la documentation au récit de l’oeuvre
L’analyse de l’art repose sur la différenciation entre l’oeuvre et son document. L’oeuvre d’art est habituellement « l’objet d’investigation » et le document un « instrument d’investigation » ou un « matériau secondaire » (Panofsky, 1969, p.37). Au cours des années soixante, l’émergence de pratiques in situ et processuelles ont provoqué un changement dans la manière d’envisager la documentation et la description des oeuvres d'art. Selon Moeglin-Delcroix (1), ce contexte a ébranlé « l’opposition traditionnelle entre l’oeuvre et le document » (2010, p.25). Pour Anne Bénichou (2), la nature éphémère des pratiques amène « les artistes et les institutions à documenter systématiquement les oeuvres » afin d’en assurer une transmission et une conservation (2010, p.11). Pour certains artistes l’accumulation de documents sous forme d’inventaire vient jouer un rôle significatif dans l’élaboration de leur travail. Pour d’autres, la documentation devient une stratégie de médiation, de diffusion, de création. Dans ce contexte, plusieurs documents tels que les enregistrements sonores, les vidéos, les photographies et les écrits d’artistes, rejettent cette distinction entre l’oeuvre et son document. Mais que se produit-il lorsque le mouvement documentatif et interprétatif est absorbé dans le processus même de l’oeuvre ? Comment ces documents, au statut souvent hybride, participent-ils au récit de l’oeuvre, à son actualisation, à sa recréation ?
Consciente que plusieurs pratiques performatives et photographiques ont exploré la publication d'artiste comme véhicule artistique, j’orienterai plutôt ma recherche vers les éditions et publications d'artiste issues de pratiques in situ et sculpturales. Je m’intéresse à ces approches pour deux raisons distinctes. Tout d'abord, parce qu'elles me permettent d'entrevoir des liens avec ma propre pratique artistique. Ensuite, parce que ces approches proposent une vision particulière du livre qui permettent de l’entrevoir comme un espace de réflexion et de création in situ.
Dans la première partie de ce texte, je définirai quelques terminologies et je contextualiserai certaines approches des publications et éditions d’artiste. Dans la deuxième partie, j’aborderai six démarches qui me permettront d’examiner divers statuts et fonctions des publications et éditions d’artiste dont les éditions de Marcel Duchamps, le livre Domaine d’un rouge-gorge/Sculpture 1969 de Jan Dibbet, les catalogues expositions de Seth Seiglelaub, les éditions documentatives de Richard Long, les publications de Daniel Buren ainsi que l’utilisation des livres d'artiste dans la pratique sérielle de Sol Lewitt. Il est important de prendre note que je ne ferai pas une analyse exhaustive de chacun des livres et de chacune des démarches. Je tenterai plutôt de traverser ses pratiques afin d'en dégager différentes fonctionnalités et ainsi de les mettre en relation avec différents modes d’existance de l’oeuvre d’art. Étant donné que plusieurs des livres qui seront abordés dans cette recherche sont difficilement accessibles aux publics, j’ai basé mon analyse sur les descriptions contenues dans différents ouvrages et articles ainsi qu'à partir de documents photographiques.
Statuts et fonctions des publications et éditions d’artiste : Quelques définitions
Dans un premier temps, il est souhaitable de préciser l’utilisation des termes « publications d’artiste » et « éditions d’artiste » dans l’énoncé de cette recherche. La notion de « livres d’artistes » ne s’appliquant pas à l’ensemble des approches qui seront analysées en deuxième partie, l’emploi du terme « éditions d’artistes » permet d’y inclure un ensemble de documents reproductibles tels que les albums et les boîtes de Marcel Duchamp ainsi que les « éditions documentatives » de Richard Long. Les termes « éditions d’artiste » et « éditions documentatives » ont été développés dans les travaux de Jérôme Dupeyrat (3) (2008) abordant le livre en tant que pratique artistique et espace de documentation. Le terme « publications d’artistes » permet quand à lui d’intégrer différents types d'ouvrages n’ayant pas toujours le statut de livre d’artiste notamment en ce qui attrait aux publications de Daniel Buren. Le genre « publications d’artistes » est défini par Sylvie Alix (4) dans le catalogue de l'exposition Graphzines et autres publications d'artiste pour décrire un certain type de livres d’artistes publiés de manière mécanique et à grand tirage. Selon Alix (2007), les termes « publication d’artiste », « document d’artiste », « monographie d’artiste » et « édition d’artiste » remplacent graduellement celui de livre d’artiste car ils permettent d’éviter la confusion entre les genres et les fonctions propres à chacune de ces approches.
Avant de s'engager dans le trajet de cette recherche, il faut toutefois définir la notion de livre d’artiste en regard à son histoire, plus spécifiquement en liens aux années soixante à quatre-vingts. Selon Moeglin-Delcroix, la dénomination livre d’artiste est ambigüe parce qu’elle fait habituellement référence à trois pratiques bien distinctes : le livre illustré (5), le livre d’artiste (6) et le livre objet (7). En distinguant ses trois approches, elle définit le livre d’artiste comme une oeuvre qui se présente sous la forme du livre, une « oeuvre-livre » (2006, p.35). Le livre d’artiste est donc conforme à la nature du livre (sous la forme de codex relié), à sa matérialité (par ses pages imprimées) ainsi que par la structure linéaire des informations qu’il dispense.
Bien qu’existant depuis le milieu des années trente, le livre d’artiste se développe surtout dans les années soixante et soixante-dix par des approches remettant en question les supports et les fonctions de l'oeuvre d’art. Il devient ainsi, pour les artistes minimalistes et conceptuels, un lieu privilégié de réflexion et de création. Selon Moeglin-Delcroix, le livre devient « un moyen de dématérialiser l’art tout en gardant un espace d’art » (1997, p.151). Il est également utilisé comme un véhicule de réflexion reproductible permettant une dissémination de l’oeuvre sous la forme d’informations. Le livre d'artiste concrétise ainsi cette volonté de démocratiser le système marchand de l'oeuvre d'art.
« Dans le prolongement du courant de dématérialisation de l’oeuvre d’art (...), qui est à l’origine d’un art basé sur l’idée plutôt que sur le faire, le livre devient l’ultime support. Comme lui, l’affiche, la carte postale, la photographie, le multiple, la vidéo et l’enregistrement sonore sont utilisés pour leur propriété d’objectivation qui fonde la nouvelle définition de l’oeuvre d’art. Elle devient document, livre et, dorénavant manufacturable (non fabriquée de la main de l’artiste) et éditée (reproduite) de manière illimitée, elle révolutionne de façon irréversible tout le domaine artistique. » (Alix, 2007, p.11)
Selon Alix (2007), les publications et éditions d’artiste auraient pour première fonction de « faire revivre l’esprit de la démarche de l’artiste au terme d’une période de production ». L’aboutissement de la recherche et la réalisation d'une oeuvre seraient, dans beaucoup de cas, les éléments déclencheurs des projets artistiques sous forme de livre. La publication sera rarement la pratique unique de l’artiste. Elle sera habituellement abordée en complémentarité à une autre pratique notamment par des démarches littéraires, photographiques, vidéographiques, performatives et installatives. Bien que certains artistes utilisent le livre de manière plus soutenue, la publication apparait généralement dans le parcours artictiques comme une matérialisation ponctuelle.
Pour les artistes de la site specificity et du Land Art, le livre d’artiste aurait pour fonction de préserver les traces des projets et des interventions. L’oeuvre se situant au-delà de « l’expérience perceptuelle directe » du récepteur (Dupeyrat, 2008, n.p.), elle dépendrait d’un système de documentation pour parvenir à une actualisation et une médiation. Dupeyrat désigne sous le terme « éditions documentatives » ce type de publications. Ces éditions sont des outils privilégiés pour le développement de pratiques éphémères où la documentation de l’oeuvre devient essentielle à sa diffusion. Elles se présentent donc à la fois comme archive, documentation et art. Le livre est ici « médium » plutôt que « forme » (Moeglin-Delcroix, 2010, p.31), il est le témoin d’un parcours temporel qui déborde du cadre de l’exposition et de l’évènement.
« (...) le livre d’artiste va relayer dans la durée ce que certaines oeuvres ont d’intrinsèquement éphémère, notamment quand il s’agit de travaux in situ, d’environnements ou d’installations, toujours ponctuelles et provisoires, parfois irrémédiablement uniques. » (Moeglin-Delcroix, 2006, p.203)
Dans ce cycle de décloisonnement des pratiques, les publications et éditions d’artiste seront au centre d'une transformation. L’oeuvre ne sera plus rattachée à « sa réalité d’objet unique » (Moeglin-Delcroix, 2006), elle pourra être reproduite par le livre sans perdre son authenticité, son originalité. Le livre sera ainsi utilisé comme un espace conceptuel et contextuel. La circulation des publications et des éditions remplacera celles des oeuvres, le marchand d’art se transformera en diffuseur d’informations, le livre pourra devenir exposition, oeuvre. Les publications et éditions d’artistes soulèvent ainsi de nombreuses questions quant à leur statut hybride au seuil entre l’oeuvre et le document. Mais n’est-ce pas là leur fonction principale, celle de résister au cloisonnement des disciplines et des formes d’expression pour permettre à l’artiste de prendre en charge l’ensemble du processus de réalisation et de médiation des oeuvres?
« la publication d’artiste refuse de facto la distinction entre ceux qui font et ceux qui savent, entre la production de l’oeuvre et son commentaire. Elle traduit ainsi la responsabilité revendiquée par l’artiste sur sa création, de sa conception à sa réception. » Moeglin-Delcroix, 2006, p.193
Duchamps : la reproductibilité de l’expérience et la mise en espace de l’oeuvre
En premier lieu, je considère essentiel d’examiner l’utilisation de l’édition d’artiste chez Marcel Duchamp. Bien avant Edward Ruscha, considéré comme le précurseur du livre d’artiste dans les années soixante, Duchamp réalisa des boîtes et albums tout au long de son parcours artistique. Souvent issues de projets sculpturaux, ces éditions occupent des fonctions diverses. Il est également intéressant de noter que Duchamp fut l’un des premiers artistes à donner le statut d’oeuvre à ses Notes en les publiant sous la forme de boîtes : La Boîte de 1914, La Boîte Verte (1934) et La Boîte Blanche (1966). Dans ce texte, je m’intéresserai plus particulièrement à la La Boîte Verte issue de la fabrication du Grand Verre (figure 1).
Figure 1. Marcel Duchamp, La mariée mise à nu par ses célibataires même (Boîte verte), 1934
Cette édition, publiée à 300 exemplaires, contient quatre-vingt-quatorze documents; photographies, dessins, notes manuscrites qui ont été consignées entre 1915 et 1923. Pour que les Notes préservent leur caractère « authentique », Duchamp les a minutieusement reproduites en lithographie en utilisant les mêmes encres et les mêmes papiers que les originaux. Les reproductions se présentent dans une boîte sans ordonnancement : notes déchirées et tâchées, griffonnages sur toutes sortes de papier, notations inachevées, plans esquissés. Selon Didi-Huberman (2008), avec cette édition, Duchamp s’intéresse davantage à la reproduction d’une « idée de fabrication » plutôt qu’une documentation de l’oeuvre proprement dite. Il explore l’empreinte de l’expérience. Selon une déclaration de Duchamp, les Notes publiées dans La Boîte Verte seraient également « destinées à compléter l’expérience visuelle comme au moyen d’un guide » (1994, p.228). Mais de quel type de guide il s’agit? Permet-il un dévoilement des modalités techniques, symboliques ou conceptuelles? Malgré cette volonté d’accompagnement, il semble que le mystère du Grand Verre est sauvegardé car, pour accéder au récit de l’oeuvre, le « lecteur-spectateur » doit se transformer en enquêteur. La compréhension tient ici du jeu d’association et de la découverte.
« Mais il ne faut pas s’y tromper, la part de mystère contenue dans l’œuvre est maintenue dans les Notes. Ces dernières ont toutefois le mérite de pratiquer des ouvertures dans l’esprit du lecteur-spectateur sans jamais en épuiser les secrets. Car la découverte des secrets de La Mariée dépend de la capacité de celui qui cherche à poser les énigmes dans une logique comparable à celle de son concepteur. » (Jean, 2008, n.p.)
Il est également intéressant d’aborder La Boîte en Valise (figure 2) réalisée entre 1936 et 1941. Pour ce projet, Duchamp a créé un album présentant un ensemble d’oeuvres qu’il avait produites antérieurement. L’album se présente sous la forme d’une boîte contenant soixante-cinq reproductions de peinture, de pièces sur verre, d’objets de readymades minaturalisés et d’autres objets inclassables. L’album est conçu comme un espace tridimensionnel qui se présente à la manière d’un musée miniature. Par ce travail, Duchamp poursuit sa réflexion sur les potentialités de reproductibilité de l’oeuvre d’art. Il accorda d’ailleurs une attention très particulière aux détails des oeuvres reproduites. Il réalisa plusieurs voyages pour constater la couleur exacte de certaines oeuvres intégrées à des collections privées et publiques. Les méthodes de reproduction étaient laborieuses et réalisées manuellement. Par exemple, les peintures ont été reproduites par un ancien procédé photographique (collotype) et de retouche au pochoir. Il réalisant ainsi plus de 300 copies de son petit « musée portable » (Filipovic, 2009, p.4). Avec La Boîte en Valise, Duchamp prend le rôle d'un artiste-conservateur qui propose une réinterprétation de sa propre oeuvre par une nouvelle contextualisation spatiale sous la forme de l'objet-livre.
Figure 2. Marcel Duchamp, La boîte en valise, 1936-1941
Ces questionnements sur la mise en espace du regard se sont prolongés par la réalisation de Étant Donnés. Cette oeuvre effectuée dans le plus grand secret, vient également accompagner d’un document aux fonctions en apparence très distinctes des éditions mentionnées précédemment. Le Manuel d’instruction pour Étant Donnés (figure 3) s’est élaboré à partir de notes et de photographies recueillies dans un classeur noir. Ce document (8) se présente comme un véritable manuel d’installation. Il décrit les quinze étapes nécessaires au montage de l’oeuvre qui, selon le texte préliminaire du manuel, est « une approximation démontable ». Ici, pas trop de doute sur la fonction du document qui propose une marche à suivre très détaillée malgré certaines imprécisions sur les manipulations à effectuer. Duchamp y présente également une série de photographies montrant de quelle manière il assemble les divers éléments et matériaux pour créer la structure précaire de Étant Donnés. Une partie de l’oeuvre est, entre autres, composée de scotch tape, de boules de coton, d’attaches à fils électriques ainsi que d’une machine lumineuse faite à la main encastrée dans une boîte à biscuit qui reproduit le mouvement d'une chute d’eau. Certaines photographies présentent très précisément l'unique point de vue que doit avoir le spectateur situé dans une ouverture de la porte.
Figure 3. Marcel Duchamp, Manuel d’instruction pour Étant Donnés, 1946-1966
Suite au don de l’oeuvre et de son manuel, Duchamp laissa le soin au musée de Philadelphie de reproduire l’oeuvre à partir de ses « instructions approximatives » (Filipovic, 2009, n.p.). Ce manuel pose ainsi une double réflexion. Dans un premier temps, il documente et préserve la marche à suivre permettant de recréer l’oeuvre. Dans un deuxième temps, il interroge la potentialité de reproductibilité de cette oeuvre d'art en y introduisant l’idée d’une approximation causée par le « fait main ». Le manuel de Étant Donnés se présente à la fois comme un récit autorisé de la mémoire processuelle et technique de l’oeuvre (Poinsot, 1999, p.303) et comme une réflexion sur la problématique de reconstitution d’une oeuvre installative.
Jan Dibbets : le livre comme reconstitution d’une sculpture
Le livre Domaine d’un rouge-gorge/Sculpture 1969 (figure 4) de Jan Dibbets publié en 1970 pose également la question de la reconstitution d’un processus. Selon la description de Dupeyrat (2008), ce petit livre au statut indéfini est constitué d’une quinzaine de feuillets et présente la documentation d’une intervention réalisée dans un parc. Le livre débute par une présentation du projet écrite en quatre langues où Dibbets explique la nature de son dessin/sculpture.
« Début mars 1969, je me décidais à faire une intervention dans le domaine d’un rouge-george, de la sorte que l’oiseau volât et contrôlât à la fois mon dessin/sculpture. Celle-ci ne peut jamais être vue dans sa totalité; c’est grâce à la documentation que l’on peut en reconstituer la forme en pensée (...) Une fois le travail achevé, je me proposais de tracer la forme du nouveau domaine sur le sol, comme un dessin, au moyen de bâtonnets. Le mouvement de l’oiseau entre les points que j’avais déterminés constituait la sculpture. » (Dibbets, 1969, n.p.)
Figure 4. Jan Dibbets, Roodborst Territorium/Sculptuur 1969
Dans les pages suivantes sont consignées une carte de la ville d’Amsterdam et du parc où a travaillé l’artiste, une suite de photographies accompagnées de notes, de schémas et de dessins ainsi qu’un récit de l’évènement. La publication prend l’aspect d’un cahier de travail qui « accompagne l’histoire de la réalisation de l’oeuvre » (Moeglin-Delcroix, 1995, p.144). Les documents présentés témoignent ainsi de l’expansion du territoire de l'oiseau par l’intervention de l’artiste. Selon Moeglin-Delcroix, « l’action n’est pas une fin en soi pour l’artiste » (Moeglin-Delcroix, 1995, p.144). Il ne l’effectuerait que pour en présenter les traces sous la forme du livre. Domaine d’un rouge-gorge/Sculpture 1969 est en quelque sorte la genèse de cette intervention. Selon Dupeyrat, Dibbets n’utilise pas le livre pour son genre ou sa forme mais plutôt comme un médias lui permettant de « rendre visible » des informations relative à son action in situ (2008, n.p.).
« « Sculpture » ne décrit pas en effet la forme du livre, d’une grande banalité; « sculpture » ne désigne même pas la forme effectivement dessinée par l’artiste avec le concours de l’oiseau, laquelle ne fut jamais visible en tant que telle, pas même à l’artiste; « sculpture » désigne l’idée de forme dont le livre est porteur, laquelle consiste à utiliser les trajets d’un oiseau pour inscrire, à l’aide de la nature mais contre elle, un espace mentalement artistique dans l’espace naturel. Il ne s’agit pas tant de « reconstituer la forme en pensée » comme l’écrit Dibbets, que de reconstituer la pensée d’une forme. » (Moeglin-Delcroix, 1995, p.145)
La publication de Dibbet devient, dans ce cas précis, un outil essentiel puisque l’oeuvre n’est pas faite pour être vue. Elle se présente sous la forme d'une réflexion à propos du tracé d’un phénomène naturel où intervient l'artiste. Domaine d’un rouge-gorge/Sculpture 1969 permet ainsi de reconstituer les détails de l’élaboration et de réalisation de l’intervention. Pour Dibbet, la pensée est une action, l’action est une oeuvre. Il importe donc peu que les signes de cette action soient matériels ou non, c'est pourquoi le livre est ici la seule trace du projet.
Seth Siegelaub : le catalogue comme exposition
Dans cet ordre d’idée, il est intéressant de poser un parallèle entre ce livre de Jan Dibbet et le travail d’édition de Seth Siegelaub qui questionne également « la mise en vue » (Poinsot, 1999) de certaines oeuvres conceptuelles et in situ. Les spécificités de ces pratiques le mènent à concevoir des expositions sous la forme du catalogue. L’utilisation de stratégies propre aux communications permet de supprimer les intermédiaires entre le public et l’artiste. Le lecteur-spectateur a ainsi accès de manière plus directe à l’idée de l’oeuvre, à son processus.
Mais n’est-ce pas plus fondamentalement, la fonction documentaire du catalogue qui a changé de sens, s’adapter à cette nouvelle catégorie d’oeuvres en passant du rassemblement de connaissances objectives autour d’un objet donné (« documentation sur ») à l’usage transitif du verbe « documenter », (...) Dès lors, peuvent se trouver réconciliées les fonctions de documentation et de création puisque l’oeuvre n’a de réalité communicable que par la publication qui lui assure bien plus qu’une mémoire : une autre forme d’existence. » (MD, 2006, p.203)
Figure 5. Seth Siegelaub (ed.), July, August, September 1969
Plusieurs livres publiés par Seth Siegelaub pourraient être abordés dans ce texte mais je m’en tiendrai au catalogue-exposition July, August, September 1969 (figure 5) qui réunit les oeuvres de onze artistes : Carl Andre, Robert Barry, Daniel Buren, Jean Dibbets, Douglas Huebler, Joseph Kosuth, Sol Lewitt, Richard Long, N.E. Thing Co. Ltd, Robert Smithson et Laurence Weiner. Comme le suggère la carte illustrant la couverture, le catalogue présente une exposition planétaire en divers lieu. Chaque artiste fut invité à décrire, dater et localiser une oeuvre réalisée ou en voix de réalisation et d’en fournir des documents. Les artistes ont été conviés à investir le dispositif du catalogue préétabli par Sieglelaub composé d'une page (recto verso) qui servira à présenter les textes et d'une autre page (recto verso) pour présenter les documents visuels. À titre d’exemple, Daniel Buren a envoyé son intention de réaliser un projet d’affichage dans les rues parisiennes en couvrant des panneaux publicitaires de ses outils visuels habituels (bandes verticales de 8,7 cm). Il accompagnera son intention de deux photos-souvenirs d’une intervention antérieure sous la forme d’un avant/après. La lettre ainsi que les autres documents furent publiés tel quel dans le catalogue.
Les publications de Sieglelaub ne sont pas seulement la trace ou l’accompagnement d’une exposition, ils sont le lieu où les oeuvres s’exposent, se donne à voir. Selon Dupeyrat, le livre devient « l’espace de monstration d’une proposition artistique imprimée, faisant corps avec les pages » de la même manière qu'une oeuvre d’art produite in situ (2010a, n.p.). Les propositions des artistes développeraient donc un lien organique avec le support qu'est le livre.
Elles sont véritablement oeuvre sous la forme du livre (artwork in bookform), et considérer l’imprimé comme mode d’exposition (et encore plus comme espace d’exposition) reviendrait alors à conférer à l’oeuvre une existence idéelle et indépendante de son inscription à travers les pages, qu’elle n’a pas. De ce point de vue, la relation de l’oeuvre éditée à son support d’impression n’est pas très différentes de celle qu’entretiennent les oeuvres in situ avec leurs lieux de visibilité, et dans cette logique de production où l’oeuvre et l’espace où elle se donne à voir se construisent mutuellement, le terme « exposer » ne peut plus exactement avoir sa signification étymologique de « montrer hors de ». (Dupeyrat, 2010b, p.9)
Cette situation pose ainsi des similitudes avec la vision de Jan Dibbet. Par cette réflexion, l’oeuvre devient une information qui sort du cadre traditionnel de diffusion. Même si le livre n’endosse pas tout à fait la même fonction que l’exposition, il permet cette visibilité ou cette « mise en vue » dans un système élargi de diffusion. On assiste à un déplacement du rôle du récepteur, des modalités de diffusion et de création de l’oeuvre. La réception se vit alors de manière in situ dans le codex. Selon Dupeyrat, les publications de Seiglelaub s’affirment donc entre « pratiques d’exposition alternatives » et « pratiques alternatives à l’exposition ». (2010b, p.10).
Richard Long : le document comme oeuvre
Pour Richard Long, la pratique du livre et de la documentation est, pour reprendre les mots de Duperat, « une pratique alternative à l’exposition ». Long a réalisé plusieurs livres qui rassemblent divers documents issus de marches et de déplacements d’éléments naturels tels que les textworks, bookworks, photowalkworks, wordwalkworks (Phillpot, 1987, p.125). L’artiste entretient d'ailleurs une confusion quant aux statuts de ses divers documents. Certaines publications sont plus proches d’une tradition du livre d’artiste tandis que d’autres sont éditées chez de grands éditeurs et prennent l’apparence de monographie d’artiste. La plupart de ces publications se présentent cependant sous la forme de petits livres présentant de la documentation de projets réalisés sur des sites extérieurs ou parfois dans des lieux intérieurs de diffusion. Les livres et documents de Richard Long ont ainsi une double fonction. Ils sont à la fois souvenirs des territoires parcourus et mémoire du processus et du trajet des pas de l'artiste (Moeglin-Delcroix, 2006, p.487).
Les premiers livres et documents réalisés par Richard Long avaient une approche très descriptive. Ils s’attardent davantage au processus de la collecte de documents qu’à l’exposition de cette collecte. Évoquons l'exemple de la carte Wiltshire 12-15 octobre 1969 qui présente quatre marches différentes ayant eu lieu sur le même territoire. Par le tracé de quatre carrés concentriques indépendants et les inscriptions de durée de la marche, Long utilise la carte comme la description de l'intervention. Il y inscrit également : « Each square drawn on the map was walked seperately and accurately as possible, without rehearsal. The total walkind time for each square is given. ». Le texte, les tracés, les durées et la carte fonctionnent ensemble pour créer le récit du processus de la marche. La carte peut, par la suite, être présentée dans différents contextes : au mur d’une galerie ou sur une page imprimée dans une publication.
Dans la poursuivre cette réflexion, il est intéressant d’aborder le livre South America (figure 6) publier en 1973. Ce petit livre d’artiste de format carré est le seul réalisé par Long qui ne comporte que des dessins. Les motifs dessinés se présentent comme les traces inspirées de formes rencontrées pendant son voyage en Amérique du Sud. Les dessins sont imprimés à deux reprises, au recto et au verso d’une même page; un côté imprimé en positif (noir sur blanc) et l’autre en négatif (blanc sur noir). Les dessins se présentent dans ce livre comme des repères visuels et temporels d'un voyage. Ils remplissent une fonction similaire aux photographies publiées dans ces autres livres.
Figure 6. Richard Long, South America, 1973
À ce propos, il est intéressant d’examiner le livre A walk past standing stones (figure 7) de 1978. Il présente des photographies de plusieurs objets naturels rencontrés lors d’une marche. Les formes entrent en relation entre elles par leur rapport formel de similarité. Elles symbolisent des marqueurs temporels choisis lors de la marche. À la manière de pictogrammes, Long explore la relation entre la répétition des éléments formels et la narrativité temporelle qu’ils supposent. Dans ce livre, la photographie n’a pas seulement le rôle de l’archive. Elle est, selon Dupeyrat, « un mode d’investigation du réel et des conventions au moyen desquelles il est représenté » (2008, p.5). En plus de permettre d'archiver des moments de l'intervention, elle sert également de guide dans le travail in situ surtout lorsque l’on pense à l’importance du point de vue et du cadrage dans l’emplacement des oeuvres de l'artiste. La sculpture se matérialise d’une manière particulière dans l’image photographique. La publication devient ainsi l’un des médias le plus appropriés pour la transmission des marches et des sculptures. Selon Clives Phillpot (9), les photographies publiées dans les livres opèrent davantage que les dispositifs photographiques accrochés au mur (1987, p.125) car elles permettent d’inclure la nature processuelle et temporelle des projets.
Figure 7. Richard Long, A walk past standing stones, 1978
Le livre Planes of Vision publié en 1983, fut également réalisé à partir de la marche, ou comme le propose Moeglin Delcroix « fait en marchant ». Le livre débute à partir de l’énoncé suivant : « nommer tout ce qui est vu, sur trois-cent-soixante degrés, à chaque mile d’une marche en ligne droite qui mène le randonneur de la côte atlantique de l’Angleterre à la côte de la Manche » (cité par Moeglin-Delcroix, 2006, p.90). Selon la description de Moeglin Delcroix, chaque station correspond à une page sur laquelle est imprimée en lettre majuscule la liste de ce qui est vu. Les énoncés forment ainsi une colonne plus ou moins longue selon le nombre et les types d’éléments perçus dans le paysage. Ainsi, en fonction des conditions météorologiques telle que la brume, certaines colonnes peuvent être très courtes : « brume / herbe / chaussures / herbes / haie » (Moeglin-Delcroix, 2006, p.90). La largeur des colonnes est également variable selon la longueur des mots énoncés. La succession des mots fait ainsi apparaitre une forme se présentant comme la métaphore visuelle du trajet. Par la suite, l’ordre des pages réunit visuellement la collecte et l’inscrit dans l’histoire de l’expérience de l’oeuvre.
Les opinions divergent sur le statut des publications de Richard Long. Selon Phillpot, les livres de Richard Long ne sont pas des oeuvres d’art ni des livres d’artiste. Ils sont, tout au plus, des albums de photographies et de documentation. Pour Dupeyrat, ces « éditions documentatives » sont plutôt « des manifestations d’oeuvres plurielles » au sens évoqué par Gérard Genette. Les livres procèderaient d’une « intention auctorial » (2008, p.5), de la même manière qu’un artiste qui produit un tableau ou une composition musicale.
« Les éditions documentatives relèvent précisément de ce régime, car elles prolongent ou reformulent l’existence des oeuvres qu’elles documentent au-delà de leur matérialité ou du moment de leur réalisation éphémère. » (Depeyrat, 2008, p.5)
L’artiste réaliserait ainsi une interprétation dérivée qui sera considérée plutôt « comme une autre version de la même oeuvre ». (Genette, 2010, p.188). Cette vision de l'immanence plurielle de l'oeuvre coïncide avec cette déclaration de Richard Long : « l’art peut-être un pas ou une pierre. Une sculpture, une carte, un texte, une photographie : toutes les formes de mon travail sont égales et complémentaires » (cité par Moeglin Delcroix, 2010, p.39). Selon Genette (2010), une même oeuvre peut ainsi avoir plusieurs états qui s’incarnent dans divers contextes spatiaux et temporels ainsi qu’en divers objets matériels.
Daniel Buren : souvenirs de travaux in situ
Étant donné le caractère éphémère des travaux de Daniel Buren, il a lui aussi eu recours à la publication d’artiste pour faire la médiation de ses travaux. La plupart des livres réalisés par l’artiste présentent des écrits et/ou de la documentation d’oeuvres existantes. Ces écrits et documents sont en quelque sorte « des comptes rendus d’interventions éphémères in situ » (Moeglin-Delcroix, 2010, p.34). Buren contribue également, de manière ponctuelle, à des publications collectives et des revues en publiant des écrits d’intention accompagnés de documents photographiques. Très prolifique, il réalisa plusieurs publications d’artiste.
À titre d’exemple, il est intéressant d’examiner la publication Voile/Toile, Toile/Voile réalisée par l’artiste. Le livre présente un projet effectué de 1975 à 1976 où l’artiste réalisa des toiles rayées sous la forme de voiles de bateaux. Les toiles furent installées sur de petites embarcations lors d’un évènement nautique sur un lac berlinois. Par la suite, elles furent exposées à l’académie des arts de Berlin. Dans les deux contextes de réception, les voiles étaient identifiées comme des oeuvres d’art ce qui n'était pourtant pas le cas du livre découlant du projet. Dans cette publication, Buren présente deux textes écrits par des témoins non initiés au milieu de l’art et les accompagne de photographies. Pour introduire le livre, Buren met en garde le lecteur quant aux statuts des photographies. Elles doivent être considérées comme des souvenirs et elles ne remplacent en rien l’expérimentation de l’oeuvre. À la manière d’un rituel, Buren émettra des avertissements similaires à l'intérieur de plusieurs de ses publications.
Selon Moeglin-Delcroix, le cas de Buren est une exception. Il serait l’un des rares artistes à soutenir que « le propre de l’art est que l’idée ne peut avoir d’existence séparable de sa forme visible singulière » (2010, p.180). À l’inverse de Long, les reproductions photographiques des oeuvres in situ ne peuvent avoir la même valeur que l’oeuvre. Les photographies ont ainsi une fonction purement archivistique et c’est pourquoi Buren les désigne comme « photos-souvenirs ». Malgré l’attention portée à l’esthétique de ces photographies, elles n’ont pas plus de valeur pour l’artiste que des souvenirs de voyage.
« La photo alors, par rapport à ceux et celles qui ont vu et expérimenté le travail-évènement qu’elle illustre, sert d’aide mémoire, donne la preuve de l’existence formelle passée - ou présente d’ailleurs – de la chose photographiée. (...) Surtout, ne l’oublions pas, que le sujet auquel toutes ces photos se réfèrent est un travail-évènement dont certains des principes, parmi les plus significatifs, incluent la multiplication des points de vue, la mobilité des spectateurs et l’élargissement de la vision au sens propre. (...) En ce sens, la photo-souvenir sert, comme le Musée à conserver. » (Buren, 1988, p.3-7)
Les écrits produits par l'artiste ont également une fonction particulière; celle de tenir un discours sur l’oeuvre car, selon Buren, l’oeuvre est incapable de tenir un discours sur elle-même. Ces écrits prennent souvent une forme critique ou explicative. Plusieurs textes ont également une fonction descriptive et servent à accompagner les photographies des interventions dans les catalogues d’exposition et dans ses publications. Les textes rendent ainsi compte des discours des travaux in situ au même titre que les photographies.
« L’illusion, deuxième danger, est d’autant plus sournoise qu’elle serait le résultat d’une confusion faite entre les écrits et les travaux alors que leur distinction même en fait leur existence. Qu’il y ait interaction du texte à l’oeuvre c’est indéniable mais ce serait commettre un contresens absolu que d’oublier celui qui engendre l’autre à savoir ici l’oeuvre le texte, et non l’un et l’autre se reflétant indéfiniment. (...) Ici, il est important de bien comprendre que l’impulsion vient de l’oeuvre. » (Buren, 1991, p.324)
Malgré sa vision non artistique de la publication, Buren réalisa en 1983 le livre intitulé D’une impression à l’autre (figure 8). Selon Moeglin-Delcroix, le sujet de cette publication semble dépasser « la fonction documentaire du livre de photographies » (2006, p.181). Elle se présente à la manière d'un essai ayant pour objectif de recréer la couleur des bandes utilisées dans ses travaux in situ à partir de photographies d’interventions antérieures. Étant donné qu’à l’époque les outils visuels étaient réalisés en sérigraphie, il les reconstitua sur de grandes pages à partir du même procédé. Il respecta la largeur habituelle des bandes en tentant de recréer la même couleur que celle des reproductions. À l'intérieur des pages, les outils visuels reproduits et les photographies se font face. Le titre D’une impression à l’autre souligne ainsi ce glissement d’un type de reproduction à un autre. Selon Moeglin-Delcroix, ce livre s’éloigne de l’oeuvre première pour s’interroger sur le vieillissement d’une reproduction et se son effacement en réintroduisant de l’art là où « la photographie échoue à se souvenir ». Par cette intention, Buren abolirait donc la fonction purement documentaire de cette publication (Moeglin-Delcroix, 2006, p.181).
Figure 8. Daniel Buren, une photographie du livre D’une impression à l’autre, 1983
Il est intéressant de souligner que lors d’un numéro spécial sur le livre d'artiste de la revue Art-Rite à l’hiver 1976-1977, Buren prit position sur cette pratique en déclarant :
« Les livres ne m’intéressent que lorsque leur sujet ou leur sens concorde avec mes intérêts ou lorsqu’ils m’enseignent quelque chose, ou corrigent un concept erroné que j’avais, ou lorsqu’ils sont extrêmement bien faits. Peu importe la classification ou profession de l’auteur. Par rapport à cela, la majorité des livres d’artistes sont dénués de sens. » (Buren, 1991, p.513)
Paradoxalement à cet énoncé, il est étonnant de constater que Buren fut l’un des rares artistes de sa génération à signer la plupart de ses publications.
Sol Lewitt : le livre comme processus sériel de création
Sol Lewitt est probablement l’un des artistes de sa génération ayant réalisé le plus de livres d’artiste. Contrairement à Buren, Lewitt utilise le livre comme un espace conceptuel lui permettant de répertorier des idées de manière visuelle. Un peu à la même manière de Dibbet ou Long, la publication se présente comme la trace d’un processus de création « garante de la mémoire d’une réalité éphémère » (Moeglin-Delcroix, 2010, p..27). Son premier livre, Serial Project #1 (figure 9) publié avec d’autres documents dans une édition collection de Aspen « the magazine in a box » en 1966, retrace l’histoire d’une oeuvre sculpturale dans lequel il énonce son statement fondateur : « The serial artist [...] functions merely as a clerk cataloging the results of a premise » (cité par Moeglin-Delcroix, 2006, p.307). Lewit se présente donc comme un archiviste du développement de sa propre pratique.
Figure 9. Sol Lewitt, Incomplete Open Cube, 1974
En regard à cette déclaration, il est intéressant d’examiner sa première publication autonome Four Basic Kinds of Straight Lines publié en 1969. Ce livre présente une suite de dessins abstraits obtenus par le développement en série de combinaisons de quatre types de lignes : verticale, horizontale ainsi que deux types de diagonales. Ce livre annonce plusieurs des livres qui suivront, dont ceux construits sous forme d’inventaire et ceux ayant pour fonction de conserver les traces de ses dessins muraux (Wall Drawings). À mis chemin entre les deux fonctions, ce livre préserve la trace d’un processus de systématisation du dessin à la manière d'un registre de possibilités.
Dans son parcours, Lewitt utilisa également le livre pour documenter certaines de ses sculptures notamment l’oeuvre Incomplete Open Cube (figure 9) de 1974. L’oeuvre est composée de deux éléments qui ont le cube comme élément de base. La forme incomplète des deux objets permet diverses permutations et inversions. Lewitt réalisa un livre ayant le même titre que l'oeuvre et qui sera publié la même année. Il présente des photographies noir et blanc des structures placées en diverses positions. À l'intérieur du livre, les photographies sont confrontées à leurs dessins techniques imprimés sur la page suivante. La fonction de ce livre semble être une métaphore de l'exploration mentale que propose l'oeuvre. La publication permet ainsi de présenter de possibles variations et objets sculpturaux.
Figure 10. Sol Lewitt, Photogrids, 1977
À partir du milieu des années soixante-dix, l’utilisation plus systématique de la photographie participe à une transformation des publications de Sol Lewitt. La photographie introduit ainsi dans son art minimal et formel certains éléments du réel. Plusieurs de ses livres prendront ainsi la forme d’inventaire. À titre d’exemple PhotoGrids (figure 10) publié en 1977 présente, tout comme ColorGrids publié la même année, une suite de quadrillages prélevés dans la réalité : carreaux de fenêtre, portes, grillages, planchers, etc. Selon Moeglin-Delcroix, les séries et les systèmes ne viennent pas de décisions conscientes de l'artiste mais proviennent plutôt « de l’exploration de la géométrie inhérente au paysage urbain » (2006, p.186). Le livre se présenterait donc comme l'enregistrement d'un processus de création sériel.
« Sol Lewitt a déclaré plus d’une fois que l’artiste systématique et sériel était un archiviste : non pas l’archiviste d’une histoire ou d’une mémoire, mais l’archiviste des effets du système qu’il met lui même en place (...) l’artiste détermine pour chaque livre la loi de son développement et le livre en développe et en enregistre les résultats. » (Moeglin-Delcroix, 2006, p.60)
Dans le même ordre d’idée, Sol Lewitt publia également Brick Wall en 1977. Ce livre présente trente photographies en noir et blanc du mur de briques situé devant l’atelier de l’artiste. Cette publication démontre l’aptitude de la composition à relever la géométrie présente dans la réalité urbaine. Les pages présentent ainsi différents états de la structure du mur de brique faisant face à l'atelier de l'artiste selon les changements de lumière et de point de vue. Selon Moeglin Delcroix, ce livre de Lewitt renoue avec la narration par le « développement d’un système interne au livre » qui présente un temps narratif découlant de la description d’un lieu (2006, p.186).
Figure 11. Sol Lewitt, Autobiography, 1977
Cette narrativité se développe encore davantage dans Autobiography (figure 11) publié en 1980. Cette publication, l'une des plus connues de Lewitt, présente des photographies noir et blanc d’objets du quotidien de l'artiste. Le livre est conçu sous la forme d’un inventaire qui trace un portrait des références visuelles de l’artiste. Pour Lewitt, le livre revêt ainsi deux fonctions principales. Dans certains cas, il permet d’enregistrer l’histoire de l’oeuvre sculpturale ou installative et, dans d’autres, il permet d’établir une collection de potentialités géométriques issues d’une contrainte formelle et sérielle. Malgré l'apparence rigidité de la deuxième fonction, il semble, qu’avec le temps, Lewitt semble y introduire une volonté narrative.
Ces exemples ont permis d’aborder différentes approches des publications et éditions d’artiste en relation aux pratiques in situ et sculpturales. Cette analyse a permis d’articuler des visions différentes de l’oeuvre d’art qui partagent le même véhicule qu’est le livre. Chez Marcel Duchamp, les boîtes et albums permettent d’explorer la reproductibilité de l’expérience et la mise en espace de l’oeuvre. Jan Dibbet envisage quant à lui le livre comme la reconstitution d’un dessin/sculpture. Les catalogues-expositions de Seth Seiglelaub explorent le livre comme espace d’exposition d’oeuvres in situ. Dans le cas de Richard Long, il est possible d’envisager l’ensemble de ses documents comme des incarnations d’oeuvres en opposition aux publications de Daniel Buren qui sont plutôt des souvenirs de travaux in situ. Chez Sol Lewitt, la publication se présente telle une oeuvre processuelle et sérielle. Ces approches suggèrent ainsi la possibilité d’utiliser les idées et les images comme une information qui peut être transmise. Dans l’ensemble de ces cas, le livre n’est pas une fin en soi, il est plutôt un moyen (Moeglin-Delcroix, 2006, p.359). Malgré les divergences d’opinions sur le statut de ses documents, il en ressort une fonction commune; celle de transmettre le processus ou l’idée de l’oeuvre in situ. Que les éditions et publications d’artiste prennent la forme de documentation, d’une version différente d’une même oeuvre ou d’une oeuvre autonome, elles se présentent comme le récit d’un processus à l’oeuvre.
Travail présenté dans le cadre du séminaire Ekphrasis et fictions d'oeuvres : dire l'oeuvre d'art avec Patrice Loubier, décembre 2011
Notes
1) Anne Moeglin-Delcroix est professeur de philosophie de l'art et elle fut directrice pendant quinze ans de la collection de livres d'artistes à la Bibliothèque nationale de France.
2) Anne Bénichou est historienne et théoricienne de l’art contemporain et ses travaux de recherche portent sur les formes mémorielles des archives et les récits historiques.
3) Jérôme Duperat achève actuellement une thèse en esthétique sur le livre d’artiste à l’Université de Rennes 2. Ses travaux abordent les éditions d'artistes en tant que pratique artistique et pratique d’exposition.
4) Sylvie Alix a dirigé la collection de livre d’artiste à la Bibliothèque nationale du Québec et elle est actuellement responsable de la médiathèque au Musée d'art contemporain de Montréal.
5) Aussi appelé « livre de peintre » ou « livre français », il est souvent le lieu d’une collaboration entre un écrivain et un artiste peintre ou graveur.
6) De tradition anglo-saxonne (bookwork), il est souvent réalisé en totalité par un artiste.
7) Le livre se subordonne à l’objet ou l’objet prend la forme du livre. Ces oeuvres sont souvent uniques ou réalisées en petit nombre (au même titre que certaines sculptures). En anglais, on utilise le terme book object pour définir cette pratique.
8) Le manuel était un objet unique mais il fit l’objet d’une publication par le Musée de Philadelphie en 1987. http://www.philamuseum.org/collections/permanent/180476.html
9) Clives Phillpot est écrivain, commissaire et directeur de la bibliothèque du MoMa à New York.
Bibliographie sélective
- Alix, Sylvie. (2007). Graphzines et autres publications d’artiste. Montréal : Bibliothèque et Archives nationales du Québec.
- Bénichou, Anne. (2010). Introduction. Dans A. Bénichou (ed.), Ouvrir le document, enjeux et pratiques de la documentation dans les arts visuels contemporains (p.11-18). Dijon : Les presses du réel.
- Bénichou, Anne. (2010). Ces documents qui sont des oeuvres. Dans A. Bénichou(ed.), Ouvrir le document, enjeux et pratiques de la documentation dans les arts visuels contemporains (p.47-75). Dijon : Les presses du réel.
- Buren, Daniel. (1991). Daniel Buren, les écrits : 1965-1990, tome III. Bordeaux : CAPC Musée d’art contemporain de Bordeaux.
- Buren, Daniel. (1988). Photos-souvenirs 1965-1988. Villeurbanne : Art édition.
- Dibbets, Jan. (1970). Roodborst territorium/Sculptuur 1969. Robin Redbreastt’s territory/Sculpture 1969. Domaine d’un rouge-gorge/Sculpture 1969. Rotkehlchenterritorium/Skulptur 1969. New York : Seth Siegelaub.
- Duchamp, Marcel. (1994). Duchamp du signe. Paris : Flammarion.
- Dupeyrat, Jérôme. (2010a). Seth Siegelaub : exposer, publier... Texte pour l’exposition 69, année conceptuelle, Toulouse : Médiathèque du musée des abattoirs.
- Dupeyrat, Jérôme. (2010b). Revues d’artistes - Pratiques d’exposition alternatives / Pratiques alternatives à l’exposition. Revue 2-0-1, dossier revue d’artiste, consulté à l’adresse http://www.revue-2-0- 1.net/index.php?/revuesdartistes/jerome-dupeyrat/
- Drucker, Johanna. (1995b). The century of artists’ books. New York : Granary Books.
- Lelong, Guy. (2001). Daniel Buren. Paris : Flammarion.
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